Après des nouvelles à lire avoir été pendant plusieurs décennies un pays émetteur d’émigrés, depuis le milieu des années 80, l’Espagne se transforma progressivement en pays récepteur. Jusqu’au début des années 90, en raison du nombre encore insignifiant d’immigrés travaillant en dans ce pays et de leur peu de visibilité dans l’espace public espagnol, la question migratoire n’était pas encore un sujet de préoccupation majeure de l’opinion publique espagnole ni faisait la une des journaux. Ce n’est qu’à partir de 1995, avec l’augmentation sans précédents du nombre d’immigrés clandestins arrivant sur les côtes espagnoles, que la question migratoire commença à faire l’objet d’un débat au sein de l’opinion publique espagnole, accaparant l’attention des intellectuels, des éditorialistes et des responsables politiques.
A partir ce moment-là et avec l’aggravation du phénomène de l’immigration clandestine en provenance des côtes marocaines, on vit pour la première fois certaines formations politiques espagnoles instrumentaliser cette question à des fins électoralistes. Profitant de l’inquiétude croissante que le déferlement quotidien des immigrés clandestins commença à susciter au sein de l’opinion publique espagnole, la droite, menée par José Maria Aznar, fit de cette question son principal cheval de bataille pour capter les votes des électeurs.
Que ce soit pendant les élections législatives de 2000 ou pendant celles de 2004, l’instrumentalisation de la question migratoire faisait partie des atouts dont se servit le Parti Populaire pour gagner la confiance de l’électorat et se maintenir au pouvoir. Le moindre événement, lié avec l’immigration, qui pouvait se produire allait être instrumentalisé par la droite espagnole, pour exagérer les méfaits supposés d’une immigration « incontrôlée » sur la stabilité et la paix sociale en Espagne, et souligner la nécessité impérieuse d’adopter une politique migratoire plus r estrictive et plus sécuritaire. Ce fut le cas avec les événements de la localité de El Ejido, survenus le 5 février 2000 à la suite de l’assassinat d’une jeune espagnole par un immigré marocain. Cet événement survenu en pleine débat sur une nouvelle Ley de Extranjeria1, jugée trop permissive par le Parti Populaire, fut saisi par les ténors de ce parti pour mettre en garde l’opinion publique contre les dangers qu’une politique migratoire permissive faisait peser sur la sécurité et la cohésion sociale de la société espagnole. La plupart des déclarations des responsables du PP faisaient un lien entre ce qui se produisit à El Ejido et l’augmentation « incontrôlée » des flux migratoires. Transformé en un des leitmotivs de la droite espagnole, cet amalgame établissait un rapport de cause à effet entre l’immigration et l’augmentation de la délinquance dans les grandes agglomérations espagnoles.
Le collectif
marocain :
première victime de la propagande de la droite
Loin de favoriser la coexistence entre les nouveaux arrivants et la société espagnole, une instrumentalisation de ce genre ne fait que préparer un climat propice pour l’émergence d’un sentiment généralisé de rejet et de méfiance à l’égard des immigrés. Ce sentiment de rejet est dirigé surtout contre les immigrés marocains. Comme le prouvent toutes les enquêtes d’opinion réalisées durant les dix dernières années, ces derniers sont le collectif le moins apprécié des Espagnols. Il semble que la visibilité de plus en plus marquée des Marocains dans l’espace public espagnol, ait suscité beaucoup d’inquiétudes au sein d’une opinion publique qui, jusqu’à une date très récente, n’était pas habituée à coexister avec des gens différents à l’intérieur de son pays. Cette nouvelle donne déboucha sur le déclenchement d’un débat brûlant et passionnel dans lequel, à de rares exceptions, la majorité des intervenants convergent à stigmatiser le collectif marocain.
Pour la simple raison que ce dernier est porteur d’une culture, un mode de vie et une religion différents et méconnus des Espagnols, ils sont criminalisés et présentés comme étant des menaces pesant sur l’identité et la stabilité politique et économique de l’Espagne. Les promoteurs d’un tel discours ont recours à un large éventail d’arguments en vue de manipuler les masses populaires, les convaincre de la nécessité impérieuse d’adopter une politique de plus en plus sécuritaire et les rendre intolérantes à l’égard d’un collectif d’immigrés qui se transforme, ainsi, en bouc émissaire des problèmes sociaux et économiques du pays d’accueil.
Ce qui est encore pire, c’est que, au lieu d’inciter l’opinion publique espagnole à reconsidérer sa vision historiquement hostile et diabolisante des Marocains, certains auteurs vont même jusqu’à donner des justifications au mauvais traitement et au mépris collectif qu’un large secteur de la société espagnole réserve aux immigrés marocains, en faisant des amalgames bien calculés et en insistant sur la conflictualité supposée des marocains en tant que musulman et leur penchant pour la délinquance et la violence :
Souvent, on oublie que la méfiance qu’éprouve de plus en plus la population espagnole à l’égard des communautés maghrébines a des justifications objectives : le taux de criminalité des maghrébins [Š] est supérieur à n’importe quelle autre communauté. La conflictualité que vivent les quartiers où les maghrébins sont présents de façon remarquée a comme résultat le déménagement des citoyens d’origine espagnole. Les pratiques religieuses de l’islam les rendent complètement différents de n’importe quelle autre religion. De plus, toute critique de leurs particularités est contestée automatiquement avec l’accusation de « racisme.». Par-dessus le marché, à l’exception de la communauté maghrébine, aucune communauté résidente en Espagne, n’a enregistré 200 arrestations durant les dernières années pour des liens avec le terrorisme2.
Cet auteur va encore plus loin dans ses diatribes contre le collectif marocain. En s’appuyant sur les émeutes qui éclatèrent en novembre 2005 dans les grandes villes françaises, il s’en prend aux immigrés maghrébins et en conclue sans ambages que ceux-ci viennent en Europe, non pas pour travailler, s’intégrer et améliorer leur situation économique, mais plutôt pour tirer profit des avantages économiques et sociaux des pays européens, ou pire encore, pour porter atteinte à la paix, la stabilité et les intérêts de ces pays par la perpétration d’attentats terroristes.
Pour cet auteur, l’échec des politiques d’intégration dans plusieurs pays européens n’est pas imputable aux décideurs politiques européens, qui auraient pris toutes les mesures nécessaires afin de favoriser l’intégration et la promotion sociale des immigrés maghrébins, mais plutôt à ces derniers, dans la mesure où ils ne manifesteraient aucune volonté de s’intégrer et de s’adapter au mode de vie occidental. Partant de ce constat, ils incitent les dirigeants européens à prendre les mesures nécessaires en vue d’exercer un contrôle hermétique des frontières européennes et contenir les arrivées massives des ces immigrés indésirables en Europe :
Le laxisme
des autorités marocaines dans la lutte contre
l’immigration clandestine !?
En plus de ses conséquences négatives sur la perception des Marocains, cette instrumentalisation de la question migratoire par la droite espagnole eut un impact négatif sur les relations entre le Maroc et l’Espagne, notamment pendant le second mandat du PP entre 2000 et 2004.
Ce second mandat du PP fut marqué par l’offensive que le gouvernement et les médias espagnols, notamment ceux proches de la droite, menèrent contre les autorités de Rabat, à la suite de l’augmentation sans précédents des flux de l’immigration clandestine, qui utilisaient le Maroc comme leur point de passage, faisant croire à l’opinion publique espagnole que le principal responsable de cette situations était le Maroc. Accusation qui ne fit que détériorer les relations entre les deux pays. Bien plus, d’une manière générale, le manque de coopération supposé des autorités marocaines dans la lutte contre l’immigration clandestine, était présenté du côté espagnol, que ce soit au niveau des médias ou à travers les déclarations des membres du gouvernement, comme une stratégie marocaine destinée à porter atteinte aux intérêts espagnols. Le même ton fut adopté par la droite espagnole même après l’arrivée au pouvoir du gouvernement de M. José Luis Rodriguez Zapatero.
Il suffisait du moindre événement lié avec l’immigration clandestine, pour assister à un levé de bouclier de la part de la droite espagnole et de ses organes de presse pour lancer leurs diatribes et leurs accusations habituelles contre les autorités marocaines. A la suite des événements survenus à Sebta et Melillia en octobre 2005, le leader de la droite, Mariano Rajoy, monta au créneau pour dénoncer le laxisme supposé des autorités marocaines et les accuser de manque de coopération dans la lutte contre l’immigrations clandestine :
³Le gouvernement espagnol a l’obligation d’exiger du Maroc qu’il en finisse avec cette siatuation et qu’ils accomplissent ses engagements internationaux. Nous savosn tous que des milliers de personnes ont été transportées à Ceuta et Melillia dans des trains et des bus. Nous savosn tous qu’on a permit l’installation de milliers de personnes durant les derniers mois et nous savons tous que la préparation d’une opération de franchissement des grillages, ne peut pas se faire sans le consentement des autorités marocaines» 7.
Le même ton fut adopté par certains analystes proches de la droite et connus par leur tendance anti-amrocaine, tels que Florentino Portero, Ana Camacho, Marcos Pérez Gonzalez, Carlos Ruiz Miguel, et j’en passe. A titre d’exemple, dans son article « Melilla y la inmigración en las relaciones hispano-marroquíes », le sociologue Marcos Pérez González s’empresse d’accuser les autorités marocaines d’avoir instrumentalisé les événements de Sebta et Melillia pour réactiver les revendications marocaines sur ces deux enclaves, exercer du chantage sur le gouvernement espagnol et l’amener à ouvrir un dialogue à leur sujet :
Un aprçu sur qui s’est produit pendant les 150 dernières années, montre que le phénomène de l’immigration a toujours constitué, non seulement un problème pour une ville frontalière comme Melilla, mais elle a été utilisé instrumentalisé par le Maroc dans sa politique étrangère avec l’Espagne et concrétement dans la revendication de la souveraineté sur ces deux villes nord-africaines [Š] Le Maroc a fait montre de laxisme en n’empêchant pas le passage de ces immigrés. En plus il a été à l’origine d’un conflit à Melilla quand il ne voulut pas réadmettre un contingent d’immigrés clandestins qui en furent expulsés en juillet de la même année [Š]8.
Toutes ces accusations pétries d’une charge idéologique, intervinrent alors que tous les analystes et toutes les statistiques démontraient que la coopération menée par les autorités marocaines et les autorités espagnoles, même avant le retour de la gauche au pouvoir, déboucha sur une diminution remarquable des flux migratoires clandestins en provenance des côtes marocaines. En dépit des efforts consentis par Rabat pour survéiller ses frontières, il semble que le Maroc soit condamné à être la cible des accusations et des diatribes d’un large secteur de l’opinion publique et des responsbales espagnols, qui remettent en cause sa volonté de collaborer avec le gouvernement espagnol dans la lutte contre ce fléau. Il est significatif, à cet égard, de voir que, en dépit des avancées réalisées dans la lutte contre l’immigration clandestine entre 2003 et 2005, 94% des espagnols affirment que ce phénomène empira en 2005 à cause du manque de collaboration des autorités marocaines9. Le meilleur représentant ce courant d’opinion est l’ancien président du gouvernement espagnol, José Maria Aznar, qui semble ne pas pouvoir se débarrasser de sa méfiance viscérale à l’égard des autorités marocaines :
Je suppose que le Maroc doit dire qu’il fait des effforts dans la lutte contre l’immigration illégale et l’Espagne doit être normalement très scéptique. Je crois que les faits parlent par eux même. Tout le monde sait que les réseaux de l’immigration illégale sont, malheureusement, très enracinés et très développés sur le territoire marocain. Démanteler ces réseaux [Š] serait le premier pas vers une lutte éfficace contre l’immigration illégale. Le reste c’est que du blabla10.
Même si depuis plus de 3 ans, grâce au climat de dialogue et de concertation qui existe entre les autorités de Madrid et de Rabat, la question migratoire a perdu son incidence négative sur les relations hispano-marocaines, il y a fort à parier que cette question retrouvera le même impact négatif, au cas où la droite espagnole, menée par Mariano Rajoy, reviendrait au pouvoir à l’issue des élections législatives prévues en mars prochain.
L’existence d’un large secteur de la société espagnole qui continue de percevoir le Maroc, non pas comme un allié stratégique de l’Espagne dans la Meditérranée, mais plutôt comme un ennemi de ses intérêts vitaux dans cette zone, ajoutée à l’accusation de Mariano Rajoy à la suite des assauts dramatiques des frontières de Sebta et Melilllia en octobre 2005, sont des indicateurs qui augurent que la droite espagnole aura l’intention de suivre la même attitude adoptée par José Maria Aznar pendant son second mandat, à savoir, accuser le Maroc de l’aggravation de ce phénomène et éviter toute remise en cause de la politique migratoire de son pays.
Par Dr Samir BENNIS *
* Samir BENNIS, chercheur marocain, titulaire d’un Doctorat en Relations Internationales (obtenu en 2005 à l’université de Provence, avec félicitations du jury), ainsi que d’un Mastère d’Etudes Diplomatiques Supérieures (obtenu en 2007 au Centre d’Etudes Diplomatiques et Stratégiques de Paris, avec félicitations du jury). Il est spécialiste de la géopolitique du pétrole et des relations hispano-marocaines
Note
1 Loi migratoire portant sur les droits des étrangers en Espagne.
2 Leon Klein, Marruecos: la amenaza, su guerra de bajo contra España, Barcelone, PYRE, 2005, p. 197.
3 Ibid., pp. 203-210.
4 Fedérico Jiménez Losantos, « Faltan inmigrantes », ABC, 25 février 1997.
5 Fedérico Jiménez Losantos, « Inmigracion racional », ABC, 5 octobre 1999.
6 César Vidal, España frente al islam, de Mahoma a Ben Laden, Madrid, La esfera de los libros, 5ème édition, 2004, p. 470.
7 Voir : ´´Rajoy Pide a Zapatero que exija explicaciones Marruecos´´, AFP, 29 septembre 2005.
8 Marcos R. Pérez González, « Melilla y la inmigración en las relaciones hispano-marroquíes », in Grupo de Estudios Estratégicos, no 617, 25 octobre 2005.
9 Ibid.
10 Cité par Ignacio Cembrero, Vecinos alejados, los secretos dde la crisis entre Espaa y Marruecos, Barcelone, Galaxia Gutenberg, 2006.